13/10/2011

Pourquoi 2012 risque de devenir l’année européenne de l’eau selon l’agenda des oligarchies dominantes ?


Principalement pour deux raisons. En premier lieu, la Commission européenne elle- même a déclaré que 2012 sera « l’année de l’eau ». Elle s’est, en effet, engagée à présenter en novembre 2012 le « Blueprint to safeguard Europe’s Waters », son plan à long terme pour la gestion des eaux en Europe1. Ce « Blueprint », quelqu’en sera son contenu, deviendra la « Bible » de l’Europe, dans le domaine de l’eau, pour au moins les 10 à 15 années suivantes, comme la Directive Cadre Européenne sur l’Eau de l’an 2000 l’aura été pour la période 2000-2015.
En effet, le rôle du Blueprint sera celui de permettre à l’Union européenne de redéfinir et d’actualiser la nouvelle directive cadre sur l’eau (2016-2030) qui devrait prendre la relève de celle approuvée en l’an 2000.
En deuxième lieu, parce qu’en mars 2012 aura lieu, à Marseille, le VIe Forum Mondial de l’Eau organisé par le Conseil Mondial de l’Eau (CME). Organisme privé, créée en 1996 sur l’initiative et avec le soutien des grands groupes multinationaux privés de l’eau, notamment français, le CME et son Forum mondial sont devenus un » puissant instrument politique » aux mains du secteur privé à travers lequel les entreprises mondiales de l’eau ont acquis l’hégémonie « idéologique » sur la conception et la gestion de la politique de l’eau dans le monde. Signalons que le CME a dernièrement rallié à ses positions, non seulement les principales agences de l’ONU compétentes dans le domaine de l’eau, mais aussi les gouvernements de la Chine, de l’Inde, du Brésil... Ceci en dit long sur la capacité d’influence et de lobbying des organisations mises en place pour promouvoir et défendre les intérêts des puissants. Selon ses organisateurs, le Forum de Marseille est destiné à célébrer, et confirmer, la prétendue légitimité de cette hégémonie et de la suprématie mondiale des entreprises privées européennes de l’eau.

D’autres évènements majeurs marqueront l’année en matière d’eau (sans tenir compte des débats sur la directive sur les services publics toujours en discussion)

- organisation de la 3ème Conférence européenne de l’eau, au printemps
- tenue de la Semaine européenne verte dédiée à l’eau, fin mai
- publication par l’Agence européenne pour l’environnement de son rapport « Etat
de l’eau en Europe »
- organisation, à Lille, en février, de la conférence “Water management in
Europe”, par la CIWEM (Chartered Institution of Water and Environmental Management)
-......

Mais tout se jouera autour du « Blueprint to safeguard Europe’s Waters ».

2. Le rôle central du « Blueprint to safeguard Europe’s Waters»

Le « Blueprint » est en cours de définition et d’élaboration depuis déjà deux ans, sur la base aussi d’une consultation ouverte à tous ceux qu’on appelle, dans le jargon des dominants du monde occidental, les stakeholders (porteurs d’intérêts). D’après les sources officielles de la Commission européenne, le « Blueprint » sera le résultat de trois évaluations

‐ L’évaluation des plans de gestion des eaux que chaque Etat membre de l’UE (en particulier les Régions directement responsables des 110 districts hydrographiques de l’Union) ont dû soumettre à l’Europe à la fin 2010 (pas toutes l’on fait !) en application de la DCE-Eau. Or la DCE-Eau est centrée sur les problèmes et les objectifs relatifs à la qualité des masses d’eau de l’Europe. Le premier élément stratégique inspirateur du « Blueprint » sera donc constitué par un objectif de nature environnementale, où l’eau est vue et traitée comme une « ressource » naturelle menacée quant à sa capacité de sauvegarder la qualité de la vie des milieux naturels et de la santé humaine

- l’évaluation des mesures adoptées, dans les Etats membres, en application de la stratégie 2007 pour faire face aux croissants phénomènes de pénuries et de sécheresses3. Ainsi en deuxième lieu, la priorité à une politique européenne axée sur le postulat de l’inévitabilité future de la raréfaction croissante de l’eau ; donc aux solutions supposées optimiser la gestion d’une ressource naturelle considérée rare

- l’évaluation des mesures prises et envisagées par les Etats membres pour faire face à la vulnérabilité des ressources hydriques européennes sous la pression des changements climatiques et d’autres facteurs d’origine anthropique.

Qualité, rareté et vulnérabilité, voilà les trois mots piliers de la construction scientifique, idéologique et politique de l’eau dans le contexte du « Blueprint ».

Au cours de 2010, la Commission européenne a introduit, sous la pression des Etats membres, en particulier le Royaume-Uni et les pays nordiques, un quatrième ingrédient, le Fitness Check de la politique de l’eau de l’UE. Le “Fitness Check” (c’est bien la terminologie adoptée par les responsables politiques européens !) est un instrument d’évaluation, pour l’instant à titre exploratoire dans quatre domaines (environnement/eau, emploi et politique sociale, transports, politique industrielle), de l’ensemble des mesures existantes au sein de l’UE (législatives et non) dans le but d’identifier les lacunes, les contraintes excessives, les pesanteurs et autres inconsistances qui empêchent les Etats membres de réaliser les politiques européennes4.
Appliqué à l’eau, le Fitness Check vise à évaluer la pertinence et le caractère approprié des mesures existantes par rapport aux objectifs relatifs à la qualité, la gestion de la rareté et la vulnérabilité.

On voit que l’ensemble des priorités décrites à présent répond à une seule conception prioritaire en matière d’eau, à savoir la stratégie de la gestion efficiente de la ressource eau, considérée une ressource rare.

En effet, le thème de la « resource efficiency » est devenu le nouveau choix général d’encadrement des actions de l’Union européenne, comme la réalisation du marché intérieur unique le fut pour les années ’80 et ’90, la monnaie unique et la compétitivité le devinrent dans les années ’90 et les premières années de ce siècle. Comme le montre la « Strategy 2020. A Resource Efficient Europe »5, la gestion efficace des ressources fait désormais partie des choix obsessionnels des dirigeants européens.

Il vient tout juste d’être exprimé à nouveau avec force par la Communication de la Commission, adoptée ce 20 septembre 2011, sur la Ressource Efficient Europe Roadmap6. Dans ce document, la Commission européenne réaffirme sa foi dans la croissance économique... durable et, donc, dans l’objectif primordial de créer de la richesse pour le capital, avec un moindre impact sur la nature, sur les ressources, sur leur disponibilité et qualité. Pour la Commission européenne, on ne pourra pas gérer efficacement les ressources de l’Europe, sous pression d’une demande croissante et des dysfonctionnements du climat sans une maîtrise des ressources aux plans économique, financier et technologique. La « resource efficient Europe » sert surtout à améliorer la compétitivité des entreprises européennes. Parmi les propositions clé de la « Roadmap »
pour accélérer les innovations technologiques et réduire les coûts, ainsi que les incitations à promouvoir les mécanismes de marché.

Les finalités et les objectifs du « Blueprint »


Ainsi, d’après les documents officiels de la Commission européenne, le « Blueprint » essayera de structurer la gestion de la politique de l’eau européenne autour de sept finalités

1. renforcer les infrastructures durables pour une bonne gestion du territoire, en
particulier les mesures destinées à promouvoir un système européen cohérent de paiement des services éco systémiques. Cela dans le but de remédier à l’incapacité actuelle de la part du marché de prendre correctement en compte ces services

2. promouvoir une méthode commune pour l’internalisation des coûts des usages de l’eau et de la pollution (selon les principes « qui consomme paie » et « qui pollue paie », en application du principe plus spécifique de la récupération des coûts totaux de production (la rémunération du capital investi incluse). Parmi les instruments à mettre en œuvre à cette fin, la Commission mentionne l’adoption de critères pour donner un prix à l’eau, la fiscalité, l’élimination des subsides considérés dommageables, les marchés publics et les licences vendables...

3. augmenter et améliorer l’efficience pour optimiser l’adéquation entre la demande et l’offre d’eau à l’échelle des 110 districts hydrographiques de l’UE. En outre, réduire les pertes d’eau

4. identifier et éliminer les principales barrières financières, technologiques, organisationnelles et sociologiques à l’innovation dans le domaine de la gestion des ressources hydriques

5. Appliquer les modalités d’amélioration du système de gouvernance dans le but de renforcer la capacité de faire face au changement climatique

6. améliorer la qualité du capital de connaissance pour la définition et la réalisation des politiques de l’eau

7. enfin, donner une grande importance aux dimensions globales de la politique de l’eau et renforcer la capacité de l’UE de contribuer à réaliser les objectifs de Développement du Millénaire, notamment au niveau de l’accès à l’eau potable et à l’assainissement.


Il s’agit de priorités similaires à celles déjà formalisées en 2007 dans la Communication de la Commission « on water scarcity and droughts in the European Union (COM (2007) 414 final) » et approuvées par le Conseil des Ministres et le Parlement, à savoir :

(1) fixer un juste prix de l’eau
(2) allouer les eaux de manière efficiente entre les différents usages ainsi que les investissements dans le secteur de l’eau
(3) améliorer la gestion des risques d’inondations
(4) donner la priorité aux infrastructures qui permettent d’augmenter l’offre de l’eau
(5) promouvoir les technologies et les pratiques capables de renforcer l’efficience de la gestion hydrique
(6) stimuler la diffusion d’une culture de l’épargne hydrique
(7) améliorer les connaissances et la récolte des données.


Quelques commentaires critiques sur le « Blueprint »

Comme on l’aura remarqué, les principes fondateurs adoptés par la Commission européenne pour son « Blueprint » sont les suivants :

- l’eau est une ressource naturelle de grande importance économique

- la ressource eau (la directive de l’UE sur l’eau parle de « masses d’eau ») de bonne qualité pour usages humains est de plus en plus rare

- il est nécessaire d’intervenir massivement pour augmenter l’offre de l’eau, en préserver et en améliorer la qualité, en réduire la vulnérabilité

- à cette fin, il faut donner une valeur économique (marchande et financière) à l’eau pour fixer le prix des eaux et des services éco systémiques sur des bases correctes et « justes ».

On peut affirmer que la Commission est sûre d’obtenir une pleine adhésion de la part des Etats membres et de la grande majorité des parlementaires européens sur ces principes.

A partir de ces quatre fondements, la politique européenne de l’eau est conçue essentiellement, par la Commission, comme étant un problème de gestion optimale
– d’un point de vue économique, dans un contexte d’économie capitaliste de marché
– d’un usage efficace et efficient d’une ressource naturelle devenue rare et vulnérable

D’après les documents de la Commission, la bonne équation pour une gestion optimale de l’eau s’obtient par l’allocation appropriée des capitaux financiers destinés à développer et à améliorer les infrastructures, les produits et les services, dont la disponibilité et l’accessibilité seront « réglées » par les prix de marché de l’eau (brute, traitée,recyclée...).
En ce sens, le pivot central de la politique européenne de l’eau est la monétisation de l’eau, moyennant l’attribution à l’eau d’une valeur économique marchande, à chaque stade du cycle économique de l’eau (de la protection des écosystèmes des bassins hydrographiques, au recyclage des eaux usées en agriculture ou pour usages domestiques). La sauvegarde des eaux européennes passe, d’après la Commission européenne, par la capacité de nos territoires, villes, régions à attirer, en quantité suffisante, les investissements privés nécessaires pour maintenir un volume adéquat d’investissements dans le secteur de l’eau. Et pour cela, il n’y a qu’une bonne valeur financière de l’eau, le « juste » prix pour le capital.

On se trouve devant une vision et une conception de l’eau :

‐ productiviste et économiciste, en cohérence totale avec les tendances émergées, et aujourd’hui prédominantes, au sein des Etats de l’UE qui réduisent tout à une question de « gestion efficiente des ressources ». Comme on l’a vu, la stratégie de la « Resource efficient Europe » représente le dernier « évangile économiste » des Etats de l’UE. L’eau n’y échappe pas. On parle de plus en plus de « Water Efficient Europe » ! On ne fait que discourir de l’eau en tant que bien économique, de sa valeur économique, de son prix. Les services hydriques sont réduits à des services marchands, à des marchés publics. Les questions de l’eau en tant que droit humain et social, bien commun et public, richesse sociale collective, gratuité... n’intéressent pas nos dirigeants. Dans aucun des documents politiques sur l’eau de la
Commission, la participation des citoyens à la « gestion » de l’eau ne figure parmi les priorités de la politique européenne de l’eau. Ce n’est pas un hasard que 16 pays membres de l’UE ont voté contre la résolution de l’ONU reconnaissant l’accès à l’eau et a l’assainissement comme un droit humain ! Or l’eau n’appartient pas seulement au champ de l’économie marchande privée. Elle appartient surtout au champ de l’économie commune, publique ;

‐ efficientiste. Cela fait de la peine de constater que les autorités de l’UE aient introduit le concept de fitness et de fitness check dans le domaine des politiques européennes. Quel jargon dégradant ! C’est comme si l’Europe avait décidé de se soumettre à une cure amaigrissante, dans un centre de fitness et bien-être. Jamais, à ce jour, la politique n’avait fait usage d’un tel vocabulaire. En réalité, la chose n’est pas surprenante si l’on pense que, depuis 20 ans au moins, la tendance a été favorable, au sein même des classes politiques, à prêcher la réduction de la présence et des interventions de l’Etat dans « l’économie » (!), à réduire sa pression fiscale, à promouvoir un Etat minimal, « meilleur » car « svelte », « léger », bref un « lean State »7. Ce « lean State » est cohérent avec les valeurs affichées par les dirigeants du monde, consistant à proclamer que la « resource efficiency », la « compétitivité », la primauté de l’objectif de la création de richesse pour les actionnaires, la centralité des « stakeholders » (porteurs d’intérêt) dans les processus décisionnels etc, etc... sont les « impératifs » inévitables auxquels toute société doit se soumettre.

Est-il possible d’imaginer que les autorités de l’UE aient pensé que la politique de l’eau méritait un nouveau look pour plaire aux consommateurs et aux investisseurs privés ?

- oligarchique et technocratique de l’élaboration et des décisions en matière de politique de l’eau. Dans l’architecture culturelle et idéologique de la politique européenne de l’eau, le rôle des citoyens est limité à celui d’être informés et consultés. Pas plus. Les actionnaires n’ont pas besoin d’être informés et consultés car ils décident déjà par l’intermédiaire des entreprises dont ils détiennent la propriété des capitaux. En outre, la directive cadre fait référence plutôt au « public » et non pas au « citoyen », aux « citoyens ». Le concept de « public » est très vague:
d’ailleurs, les consommateurs peuvent être considérés le « public », mais les citoyens ne sont pas principalement des consommateurs d’eau ! Les institutions européennes aiment bien parler, en revanche, de « stakeholders ». Ceux-ci sont mentionnés à toutes les sauces. Lorsque la Commission informe avec fierté que dans la phase d’élaboration du « Blueprint », elle a procédé à une large consultation du public, notamment des stakeholders, elle mentionne une longue liste d’institutions et d’organisations uniquement composées d’organismes représentatifs des professions et des industries directement et indirectement liées au domaine de l’eau. D’organismes de citoyens en tant que tels, pas de trace.

Les villes et les collectivités locales vivent chaque jour les problèmes et les défis mentionnés. Leur capacité d’action dépend aussi de leur coopération et de la constitution d’outils « politiques » communs aptes à porter la voix des villes et de l’eau dans les instances démocratiques existantes, en les renforçant. Le plus grand défi est monétaire et financier. Si les villes perdent leur capacité de maîtrise publique, en commun, du financement des investissements publics, à terme elles perdront toute autonomie et toute capacité de décision autonome. La solution fondée sur le financement par les consommateurs est un leurre.
Si les principes et les choix prioritaires décrits ci-dessus devaient prévaloir aussi à l’avenir, le bien commun public le plus essentiel à la vie et au vivre ensemble qu’est l’eau va entraîner nos sociétés vers des scénarios d’injustices et de violences, en Europe aussi, jamais vécus auparavant car nos sociétés ne seront plus des sociétés pauvres avec des riches privilégiés et puissants mais des sociétés riches avec beaucoup, beaucoup trop de personnes appauvries et de personnes exclues.

Sources : Riccardo Petrella
Institut Européen de Recherche sur la Politique de l’eau (IERPE)

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